Considérations Métaphysiques
C’est un combat pacifique entre l’homme (l’autostoppeur) et la machine (automobilistes protégés dans leur armure à roulettes moderne). La vie organique a déserté les rubans d’asphalte, les seuls mammifères que tu verras gisent aplatis sur la route comme tous ces chiens roumains et andalous, tous ces chats et hérissons partout ailleurs.
Il m’est arrivé de voyager le plus souvent avec des coccinelles ou des sauterelles qui s’étaient accrochées à moi et avec lesquelles j’ai parcouru parfois des centaines de kilomètres avant que, satisfaites, elles s’envolent ou bondissent dans une nature plus florissante. J’ai aussi dormi en compagnie des lapins quand, exténué, je m’étais éloigné de la bretelle d’autoroute pour prendre du repos. Des lapins partout.
On atteint la dimension mystique quand de péage en péage, certains automobilistes te voient deux ou trois fois au cours de leur voyage à des endroits différents car tu les a doublés avec des voitures plus rapides. Tu les vois alors, muets d’incompréhension, tu mesures leur crainte de ne plus mesurer le temps. Tu les vois ; ils ont la berlue.
A l’heure des compagnies aériennes low-cost, tendre le pouce d’un endroit quelconque en Europe et arriver à un objectif prédéterminé sans avoir à marcher cent mètres, il y a quelque chose d’ésotérique, de tout simplement magique. Car on arrive toujours où l’on a décidé d’aller. Comment se fait-il qu’il y ait des gens de tous les âges sur ces routes qui prennent plaisir à embarquer dans leurs voitures personnelles deux parfaits inconnus ? Des dizaines d’individus s’arrêtent, ils sont prêts à vous rendre ce service sans contrepartie, comme ça, gratuitement. C’est incroyable ! Quelle sympathie as-tu pu leur inspirer ? Tandis que les médias nous harcèlent avec la sécurité, les faits-divers et autres terroristes. Avec la communication qui ne se fait plus que par écrans interposés.
Ces gens sont tout simplement magnifiques. Comme des résistants.
Vous allez rencontrer des gens épanouis et qui savent relativiser leurs propres soucis (voir Hongrie 1998), des gens heureux, des gens amoureux (voir Italie 2004), des passionnés (voir un témoignage). Des Hommes et des Femmes Libres.
Chacune de ces personnes a un monde à vous faire partager. Pour peu que vous sachiez l’écouter.
Bien sûr, on les attend car ils sont rares. Mais quand ils se présentent, quelle bouffée d’oxygène !
Que dire encore de ceux qui vous emmènent au restaurant parce que vous avez l’air d’avoir faim ? Et de ceux qui vous font visiter leur ville et vous hébergent au sein de leur famille à Berlin, à Leipzig (Allemagne 1991), à Graz (Autriche 1994,1996), à Budaörs, à Györ (Hongrie 1991), à Esslingen (Allemagne 1998), à Tarragona (Espagne 1994), à Pula (Croatie 2004) ? Et j’en passe.
Ils te font découvrir des musiques, te parlent de leur film préféré ou de leur vie, ils te parlent plus librement qu’avec quiconque de leur entourage parfois. Certains se disent qu’ils ne te reverront jamais et alors ils se lâchent et racontent tout. Après cinq heures passées dans leur voiture, ils se dévoilent à nu. Echanger sur l’échangeur...
Et mêmes ceux qui n’ont pas de place dans leur véhicules te gratifient d’un sourire, d’un geste amical, des milliers de gens t’illuminent de leur beauté…
Ils te voient tous de toutes façons. Et tandis que tu te retrouves avec un baluchon, le duvet dans un sac plastique qui pend au bout d’un bâton que tu poses sur ton épaule, tu leur rappelles le temps, pas si éloigné, de l’après-guerre quand la voiture n’était pas si démocratique et que les gens n’avaient pas de quoi prendre le train. La vue de ce dénuement apparent peut provoquer en eux un choc temporel bouleversant. Image d’exode ou de misère. Et c’est toute la pertinence de ces voyages : ne pas oublier d’où l’on vient, faire prendre conscience que la guerre n’est pas si loin, qu’elle a lieu, aujourd’hui, un peu partout dans le monde.
Pour toutes ces raisons multiples, l’autostop est d’utilité publique dans nos sociétés individualistes. Il prouve que l’homme est foncièrement bon et te rassure sur la nature humaine. De surcroît, il rappelle à tous que, avant d’être des humanoïdes mécanisés, nous sommes encore des animaux à deux pattes.
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